X-Files > L'enfant terrible part 2
La saison 1967, celle qui allait propulser Jacky lckx jusqu'en Formule 1, est mémorable par quelques coups d'éclat. Parmi les ingrédients d'une carrière exceptionnelle, nous avons déjà évoqué le rôle de la chance, celui du talent, de l'intelligence et de l'éducation familiale. Ce qui distingue aussi Jacky Ickx de beaucoup d'autres pilotes de premier plan, c'est cette capacité à frapper un grand coup au bon moment; et aussi, très souvent, lorsque les conditions sont les plus difficiles. En de nombreuses occasions, il a semblé signer ces exploits plus parce que cela l'amusait, pour se surpasser lui-même et atteindre ainsi l'objectif qu'il s'était fixé, que parce qu'il le fallait. On devine qu'il retire alors un plaisir malicieux de l'étonnement qu'il a provoqué.

Début mai, il pleut à verse sur Francorchamps pour les Mille Kilomètres de Spa: des conditions qui ne réjouissent personne sur un circuit aussi sélectif et rapide, donc dangereux. Jacky ici est encore un débutant en sport-prototype face aux meilleurs pilotes mondiaux de la spécialité: Willy Mairesse, Ludovico Scarfiotti, Mike Parkes, Phil Hill et consorts. Dès le départ il attaque en tête le pont de l'Eau Rouge avec sa Mirage-Ford, une GT 40 évoluée, devant les superbes Ferrari P4 et la Chaparral américaine (étrangement surmontée d'un vaste aileron qui allait faire école). Malgré un équipier plus lent, l'Américain Dick Thompson, Jacky conquiert sa première grande victoire internationale en sport-prototype, ce genre dont il allait devenir le maître incontesté.

Le long vol de la F2

Mais son ticket d'entrée par la grande porte en Formule 1, c'est sur le circuit du Nürburgring que Jacky Ickx se l'approprie, au début du mois d'août. Comme les voitures de Formule 1 ne sont pas très nombreuses pour animer ce Grand Prix d'Allemagne sur la fameuse Nordschleife, ce tracé long de vingt-deux kilomètres, les organisateurs ont décidé d'admettre aussi les voitures de Formule 2. Nettement moins puissantes avec leur moteurs de 1.600 cm3 face aux F1 3 litres elles doivent former une seconde grille de départ, derrière celle réservées aux F1. Ken Tyrrell y a engagé Jacky Ickx avec la Matra Cosworth.

L'auteur raconte : "Lors des essais qualificatifs du samedi, j'avais accompagné mon ami photographe Michel Delombaerde à l'autre bout du circuit, dans la remontée vers le Karrusel, à un endroit nommé Kesselchen. Sur ce circuit qui compte plus de cent cinquante virages, les voitures décollaient environ dix-sept fois par tour en raison du relief accidenté dans le massif boisé de l'Eifel. Michel avait choisi cet endroit parce qu'il était spectaculaire et photogénique. Nous étions seuls à voir passer les voitures, environ toutes les huit minutes lors d'un tour rapide. Mais cela valait la peine d'attendre. Le sentier où nous étions postés dans le sous-bois surplombait le circuit et il nous donnait une vue plongeante sur les voitures qui décollaient à la corde de ce rapide coude à gauche. Elles traversaient dans les airs la largeur de la piste pour reprendre contact avec le sol à droite, de l'autre côté, pas loin de l'herbe et des buissons pour les plus téméraires. L'endroit était d'autant plus impressionnant et intéressant que l'on pouvait écouter les pilotes couper plus ou moins les gaz avant d'entrer dans cette courbe, dont ils ne voyaient pas la sortie. J'entends encore le bruit sourd que faisaient les pneus lorsqu'ils retombaient sur l'asphalte et que les suspensions s'écrasaient sur leurs butées. Parfois les châssis talonnaient en crachant des gerbes d'étincelles. Michel avait l'oeil rivé dans ses objectifs, attentif à déclencher l'obturateur au bon moment. Moi, je pouvais observer les pilotes et je vois encore l'expression de saisissement sur le visage de Denny Hulme, alors qu'il s'était fait une frayeur".

"Et puis, il y a eu ce passage - un seul à cette vitesse - de la Matra F2 de Jacky Ickx. On ne l'a pas entendu lever le pied et la frêle monoplace a surgi, bondissant tellement plus haut que tout le monde. Son vol a paru interminable, comme si elle allait s'abîmer dans la forêt de l'autre côté. Elle a finalement atterri à l'extrême limite de la piste, sa roue arrière droite mordant même un peu sur l'herbe en soulevant un nuage de poussière. A la manière dont Jacky Ickx a remis les gaz à fond, sans l'ombre d'une hésitation, pour disparaître vers la courbe suivante, on a compris qu'il n'avait ressenti aucune peur. C'était de la froide détermination; cette volonté d'accepter les risques d'un effort total et calculé sans la moindre marge d'erreur, pour signer un temps qui allait faire sensation. Michel Delombaerde et moi nous nous sommes regardés, éberlués et fascinés par ce que nous venions de voir. A l'endroit où nous étions, nous ne pouvions entendre les informations diffusées par les haut-parleurs. Mais la vitesse de ce passage était tellement évidente que, de retour au paddock, nous ne fûmes qu'à demi surpris d'apprendre la portée de l'exploit dont nous avions été les témoins privilégiés: au volant de sa Matra F2, Jacky Ickx avait signé le troisième temps absolu des essais du Grand Prix d'Allemagne, derrière Jim Clark et Denny Hulme, mais devant toutes les autres F1 !"

"Le lendemain, bien que parti derrière les F1 comme l'exigeait le règlement, et non pas sur cette première ligne qu'il avait conquise par sa performance chronométrique, Ickx accomplit une remontée magistrale: il était quatrième lorsque la rupture d'une rotule de la suspension avant droite le força à l'abandon. Mais c'était sans grande importance: peu après, à vingt-deux ans, il était engagé par Ferrari pour la saison 1968 de Grands Prix. Jacky reconnaît que le déclic définitif de son entrée en Formule 1 s'est produit lors de ce week-end du Nürburgring, et probablement sur ce tour magique aux essais. «A l'époque, il fallait faire ses classes dans les différentes catégories qui établissaient une hiérarchie fondée sur le mérite: seuls passaient à l'échelon supérieur ceux qui avaient obtenu une distinction». La manière dont il a brillé en ce jour d'août au Nürburgring, il l'explique par sa parfaite connaissance du circuit, acquise notamment en participant au Marathon de la Route (une épreuve de quatre-vingt quatre heures à plusieurs pilotes) et par les qualités du châssis Matra F2, dont l'agilité et la légèreté constituaient un atout par rapport aux F1 sur un tel tracé. Il n'empêche que le retard des autres F2 présentes dans ce Grand Prix d'Allemagne était de l'ordre de... trente secondes au tour par rapport à la performance du jeune pilote belge! A la fin de la saison, Jacky Ickx était d'ailleurs sacré Champion d'Europe de F2 du fait de l'ensemble de ses résultats. Quelques mois plus tard, je ne fus plus le témoin isolé d'un autre de ces faits d'armes légendaires dont Jacky Ickx a été l'auteur: tout le public de Spa-Francorchamps a vécu cet instant extraordinaire avec le même émoi.

En cette fin de mai '68, un mois resté historique pour d'autres raisons, le temps est encore plus infect que l'année précédente au départ des Mille Kilomètres de Spa. Et Jacky Ickx nous refait le coup de la Mirage-Ford: dans la pluie battante, il s'installe au commandement de la meute qui escalade le Raidillon, noyée dans d'immenses gerbes d'eau que soulèvent les larges pneus généreusement sculptés. Puis le silence retombe sur Francorchamps, troublé seulement par le brouhaha des spectateurs après l'excitation du départ et par les gouttes de pluie qui s'écrasent innombrables sur le toit des tribunes. Quelques minutes plus tard, les oreilles se tendent à l'écoute du tumulte que l'on entend renaître du côté de Blanchimont et l'on voit monter la traînée d'eau d'une voiture à la sortie du Club House: quelqu'un a réussi à prendre un peu d'avance dans ce premier tour. On l'entend rétrograder toutes ses vitesses au freinage de l'épingle de la Source, avant de voir apparaître la voiture au moment où elle ré-accélère à la sortie de ce virage lent: c'est la Mirage-Ford de Jacky Ickx qui passe en tête. Seule.

Elle déboule devant les tribunes à la limite de l'aquaplanage dans les ruissellements d'eau et, en la suivant du regard enfiler le Raidillon, on commence à s'interroger: mais où sont les autres? La clameur du V8 Ford s'estompe déjà dans le lointain. Les secondes qui suivent paraissent interminables. Ce n'est pas possible, il a dû se passer quelque chose. Un accident qui a bloqué le passage à tous les concurrents? On songe d'autant plus naturellement à cette éventualité que le souvenir du départ du Grand Prix de Belgique 1966 est encore vivace dans les mémoires, lorsque les concurrents, surpris par un orage qui avait éclaté à l'autre bout du circuit, étaient sortis de la route en grand nombre. C'est alors qu'apparaît enfin le reste de la meute, aussi groupée qu'elle l'est habituellement à la fin d'un premier tour: défiant les flaques avec une rare habileté mêlée de cette audace insolente, Jacky Ickx s'est simplement ménagé une avance de trente-huit secondes sur des poursuivants qui ne le sont déjà plus! Jamais le départ d'une course n'a mis en évidence une telle supériorité. Comme au Nürburgring en F2, la nature des quatorze kilomètres ultra-rapides de Francorchamps se prêtaient idéalement à ce genre d'exploit, surtout parce qu'ils étaient noyés par cette pluie qui faisait peur et qui assimilait encore plus le pilotage à un périlleux exercice d'équilibre. Comme pour le Nürburgring, Jacky Ickx donne une explication pour justifier cette prouesse: il en tempère modestement la portée, alors qu'elle relevait surtout de l'adresse et de l'audace dont il était déterminé à faire étalage dans ces conditions dantesques: «Avant de prendre le départ des Mille Kilomètres, j'avais remporté l'épreuve annexe des Coupes de Spa au volant d'une Ford Falcon, ce qui m'avait permis de m'acclimater aux circonstances atmosphériques du jour et de repérer où se trouvaient les flaques d'eau les plus dangereuses».

Un autre coup d'éclat établira définitivement la réputation d'excellence de Jacky Ickx sous la pluie. Six semaines plus tard, au début du mois de juillet, sur un circuit de Rouen détrempé, il domine le Grand Prix de France avec autorité au volant de sa Ferrari. C'est la première victoire d'un pilote belge dans un Grand Prix de Championnat du Monde. Hélas, Jacky n'a pas le coeur en fête: accidenté en début d'épreuve, Jo Schlesser a péri dans sa Honda en flammes.


Page précédente Page suivante

© Textes et photos extraits du livre Jacky Ickx L'enfant terrible, des dossiers Michel Vaillant de Jean Graton.